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la part de chacun des deux frères dans cette imposante page de l’Agneau pascal? Toutes ces questions ont été posées, discutées savamment, mal résolues. Ce qu’il y a de probable, quant à leur collaboration, c’est que Hubert fut l’inventeur du travail, qu’il en peignit les parties supérieures, les grandes figures, Dieu le père, la Vierge, saint Jean, certainement aussi l’Adam et l’Eve en leur minutieuse et peu décente nudité. Il a conçu le type féminin et surtout le masculin, qui devaient servir à son frère. Il a mis des barbes héroïques sur des visages qui, dans la société du temps, n’en portaient pas; il a dessiné ces ovales pleins, — avec leurs yeux saillans, leurs regards fixes, à la fois doux et farouches, leurs poils frisés, leurs cheveux bouclés, leurs mines hautaines, boudeuses, leurs lèvres violentes, enfin tout cet ensemble de caractères moitié byzantins, moitié flamands, si fortement empreints de l’esprit de l’époque et du lieu. Dieu le père avec sa tiare étincelante à brides tombantes, son attitude hiératique, ses habits sacerdotaux, est encore la double figuration de l’idée divine telle qu’elle était représentée sur la terre en ses deux personnifications redoutées, l’empire et le pontificat.

La Vierge a déjà le manteau à agrafes, les robes ajustées, le front bombé, le caractère très humain et la physionomie sans aucune grâce, que Jean donnera quelques années plus tard à toutes ses madones. Le saint Jean n’a ni rang, ni type dans l’échelle sociale où ce peintre observateur prenait ses formes. C’est un homme déclassé, maigre, allongé, un peu souffreteux, un homme qui a pâti, langui, jeûné, quelque chose comme un vagabond. Quant à nos premiers parens, c’est à Bruxelles qu’il faut les voir dans les panneaux originaux qui ont paru trop peu vêtus pour une chapelle, et non dans la copie de Saint-Bavon, plus bizarres encore avec le tablier de cuir noir qui les habille. N’y cherchez bien entendu rien qui rappelle la Sixtine ou les Loges. Ce sont deux êtres sauvages, horriblement poilus, sortis l’un et l’autre, sans que nul sentiment de leur laideur les intimide, de je ne sais quelles forêts primitives, laids, enflés du torse, maigres des jambes : Eve avec son gros ventre, emblème trop évident de la première maternité. Tout cela, dans sa bizarrerie naïve, est fort, rude, très imposant. Le trait en est rigide, la peinture ferme, lisse et pleine, la couleur nette, grave, déjà égale par le ressort, le rayonnement mesuré, l’éclat et la consistance au coloris si audacieux de la future école de Bruges. Si, comme tout porte à le croire, Jean Van-Eyck est l’auteur du panneau central et des volets inférieurs dont malheureusement on ne possède plus à Saint-Bavon que les copies faites cent ans après par Coxcie, il n’avait plus qu’à se développer dans l’esprit et conformément à la manière de son frère. Il y joignit de son propre fonds plus de vérité dans les visages, plus d’humanité dans les physionomies,